Lecture de La Juste Part de Robichaud et Turmel (Documents – Nouveau Projet)

Petit essai très pertinent et utile, La Juste Part (voir aussi, présentation sur Viméo) s’est lu en un seul coup, dans le train pour me rendre au bureau. L’objectif est de nuancer le paradigme dominant du libéralisme économique, qui tend à s’approprier la rhétorique de la « juste part » de chacun pour valider la commodification des biens ou services publics. Donc, les auteurs visent

« de rendre compte de l’importance de la coopération sociale pour toute production de richesse. […] La production de richesses étant une affaire collective et non individuelle, il revient à la société de choisir la redistribution qui est la plus susceptible de lui permettre d’atteindre ses objectifs. » (p.12)

S’attaquant au mythe de « l’utopie capitaliste » (p.22) – la liberté parfaite et le baume des marchés sur les maux de la société – les auteurs revisitent les « penseurs du contrat social (Locke, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau) » (p.20) pour élucider pourquoi un humain en quête de liberté accepterai à se joindre à une société. Il faut distinguer

« trois formes d’interactions (la coordination, la coopération et la compétition) dans lesquels les individus peuvent être impliqués et qui jouent un rôle crucial dans le fonctionnement de l’économie de marché, tout en exigeant aussi des formes d’intervention extérieure, collective et institutionnelle. » (p. 24-25).

Dans un premier temps, ils relèvent les travaux de l’écossais David Hume sur la coordination (ou « conventions », p. 25) – l’action collective étant nécessaire à l’épanouissement d’une société, surtout lorsque nous atteignons un équilibre optimal (p.27). On parle, entre autre, de tous conduire sur le même côté de la route.

Mais, il se peut que l’intersection des motivations ce qui est collectivement et individuellement souhaitable s’avère un ensemble vide. D’où ce « problème de coopération: une situation où des individus agissant dans leur propre intérêt produisent une situation qui leur est collectivement désavantageuse. » (p. 29) Comme les auteurs le précise en discutant des théories de Thomas Hobbes, « Contrairement aux problèmes de coordination, où enfreindre la règle est individuellement désavantageux, les problèmes de coopérations font miroiter la possibilité d’avoir le beurre et l’argent du beurre » (p.31) Citant la surpêche,

« la difficulté, avec les problèmes de coopération – contrairement aux problèmes de coordination, où il est possible de croire à une coordination naturelle des comportements – il est impossible d’imaginer que les normes émergeront toutes seules, que les individus se contraindront naturellement pour éviter les catastrophes collectives. » (p.32)

S’en suit donc le recours au dilemme du prisonnier pour illustrer ce problème d’action collective tel que Hobbes le prédisait. La liberté de Locke ne résultera pas en des résultats optimaux dès lors qu’entre en jeu la coopération (plutôt que la coordination).

« En regardant [le dilemme du prisonnier] du point de vue collectif, on comprend pourquoi les problèmes de coopération sont si fréquents dans la société et si souvent discutés dans la littérature spécialisée. La très grande majorité des activités humaines dépendent de la coopération, et donc de la régulation ou de la coercition. […] Réaliser que nos comportements individuels libres produisent des catastrophes et que l’adoption d’une même norme par tous permettrait de résoudre le problème ne suffit pas à assurer la production de situation collectivement optimales » (p.35)

L’État, qui détient le monopole sur la violence légitime, partage avec le monde criminel (mafia) et la désapprobation sociale (mécanisme informel) la présence de normes qui limitent la liberté de chacun au profit de tous (p.36). « Sans la coopération sociale, nous dit Hobbes, la vie de l’être humain est «solitaire, indigente, dangereuse, animale, et brève».  » (p. 37, citant Hobbes, Léviathan, Dalloz 1999, p. 125)

Ainsi, « Convaincre les gens d’accepter des règles afin de sortir de l’état de nature est bien différent de les convaincre de les respecter. C’est pour cette raison que le maintient des normes exige la confiance ou la coercition. » (p.39)

En ce qui concerne la compétition, les auteurs poursuivent :

« Le marché concurrentiel est […] souvent présenté comme un lieu libre de toute contrainte, dans lequel les compétiteurs n’ont qu’à poursuivre leur intérêt personnel. Mais la compétition n’est pas l’anarchie, c’est une institution avec un ensemble de règles et de contraintes qui déterminent notamment quelles stratégies sont permises, comment est choisi le vainqueur, quelle récompense il recevra. Le fairplay, dans un ring ou sur le marché, équivaut à respecter des normes plus ou moins contraignantes et n’émerge pas naturellement dans l’esprit des compétiteurs. » (p. 43)

En ce qui concerne l’État,

« Les interventions de l’État ne visent pas à empêcher une saine compétition, mais à dissuader certains comportements individuels qui menaceraient la stabilité ou la désirabilité de la compétition » (p.44)

Par contre, puisque chaque agent à tendance à vouloir maximiser son gain au détriment des autres (les auteurs évoquent l’example de John Nash où trois mâles tentent de séduire la plus belle de quatre femelles et où aucun n’a de succès), il faut toujours surveiller les agents

« Mais comme la compétition aura toujours tendance à sortir des limites institutionnelles, à cesser de livrer les bénéfices promis ou à devenir une course vers l’abime, elle doit constamment être surveillée et réévaluée. » (p. 45)

C’est pourquoi « Nous devons collectivement nous imposer des normes visant à limiter les stratégies pouvant être employées dans une compétition. » (p. 48) pour éviter des pertes nettes ou l’émergence de monopoles et d’oligopole.

Sur un autre ordre d’idée, les auteurs entament un autre thème qui soulève les problèmes de l’économie de marche: l’information.

« Mais, comme on le répète souvent dans les manuels d’économie, un tel marché [libre] non régulé, pour fonctionner correctement, exige que tous les acteurs disposent d’options, mais qu’ils en soient surtout parfaitement informés. Les biens et services qu’ils désirent doivent être disponibles, et les consommateurs doivent connaitre tous les prix. Ils doivent aussi être parfaitement informés de la qualité de ces biens et services. Dès que les parties ne sont pas parfaitement informées, il risque fort d’y avoir une asymétrie d’information, et le marché tend alors à favoriser la partie qui détient le plus d’information. » (p. 50-51)

On voit ainsi le rôle de la coordination, la coopération et la compétition (p. 53) dans la production en société de biens.

Les auteurs poursuivent en citant « l’évolution culturelle cumulative » (p. 55, citant Tomasello, The Cultural Origins of Human Cognition, Harvard UP, 1999, Chap. 2) pour évoquer l’ordre normatif, ou le « conformisme normatif: nous respectons la plupart des normes sans trop réfléchir. Le respect des normes fait partie du capital social qui contribue à l’efficacité institutionnelle et à la croissance économique. » (p. 57)

Les auteurs terminent les 42 pages suivantes en traçant le lien entre le concept de juste part et la perception du succès. Cette analyse, pourtant très intéressante, est moins pertinente à ma réflexion sur le droit d’auteur.

Ironiquement, le fil rouge qui est tissé par les auteurs soulève, selon moi, la rhétorique classique des titulaires du droit d’auteur lorsqu’ils attaquent la position des institutions d’enseignement et des bibliothèques. Se comportant comme des capitalistes diligents, les titulaires évoquent leurs pertes directes en lien avec certains usages (exceptions, limitations, etc) dans le droit d’auteur. Lors de la lecture de ce court essai, je ne pouvais m’empêcher de faire un saut aux arguments que j’entend souvent, afin de mieux comprendre mon approche théorique et rhétorique de la question.

Par exemple, tout créateur étant aussi un consommateur, il a l’intérêt d’avoir accès à toutes les oeuvres du monde au coût le plus bas possible, mais limiter autant que possible l’accès aux siennes afin de maximiser ses revenus. Il s’agit d’une beau problème de coordination à régler par des institutions comme le droit d’auteur et les bibliothèques ! (le droit d’auteur et les bibliothèques étant deux institutions jouant dans les plates bandes de l’autre – il s’agit d’une réflexion à étayer dans le monde numérique)

J’espère que j’ai pu soulever certains points pertinents pour nuancer les approches alternatives à la maximisation des droits d’auteurs – en fait, je vais pouvoir développer ce lien lors de ma conférence sur les exceptions lors du congrès de l’ALAI Canada le 28 septembre prochain.

Ce contenu a été mis à jour le 2012-07-17 à 14 h 33 min.