Quelques mots sur la théorie cybernétique

J’avais souvenir d’avoir résumé la théorie cybernétique dans un contexte juridique mais je ne me souvenais pas dans quel endroit. Non, ce n’est pas sur ce blogue (ou mes autres blogues). Non, ce n’est pas dans un courriel sur une liste de diffusion ou à un.e collègue. Non plus dans une conférence… mais où? Après un gros 5 minutes de recherches frénétiques (c’est long chercher quelque chose 5 minutes pour un bibliothécaire), c’est l’épiphanie: Ah oui, dans ma thèse!! (D’ailleurs, je viens de vérifier, elle n’est pas encore diffusée sur le site de Papyrus de l’Université de Montréal…)

 

Voici un copier-coller éhonté de cette section de thèse (titre numéro 2.1.2.2) sur la théorie cybernétique. Je la présente dans la partie 2 de ma thèse, qui traite des théories de la sociologie du droit. Alors, lorsque je parle de la théorie cybernétique ou des théories de Shannon-Weiner se l’information ou de la cybernétique, voici ce que je veux dire :

2.1.2.2  Entropie, information, rétroaction

Il serait impossible de passer sous silence les recherches de Norbert Weiner et surtout sa théorie cybernétique dans une section traitant des systèmes sociaux. En effet, nous proposons ici un sommaire des postulats de cette théorie puis nous identifierons certains intellectuels qui s’en sont inspirés. Comme nous le verrons dans quelques instants, Luhmann fut l’un deux – d’où l’intérêt de ce survol conceptuel, afin de mettre en relief les origines intellectuelles du systémisme luhmannien.

Les penseurs cybernéticiens ont suivi une trajectoire asymptotique influencée par la complexification sociale suite à la Seconde Guerre mondiale. Comme le note Wiener lui-même :

« The notion of the amount of information attaches itself very naturally to a classical notion in statistical mechanics : that of enthropy. Just as the amount of information in a system is a measure of its degree of organisation, so the enthropy of a system is a measure of its degree of disorganisation; and the one is simply the negative of the other. This point of view leads us to a number of considerations concerning the second law of thermodynamics […] We have decided to call the entire field of control and communication theory, whether in the machine or in the animal, by the name Cybernetics » [1]

En parallèle aux travaux de Wiener, il est important de souligner l’apport de Claude Shannon[2]. En effet, ces deux chercheurs ont tous deux travaillé au sein de groupes indépendants où le secret était de mise durant la Deuxième Guerre mondiale : Shannon au décodage de communications de l’ennemi et Weinerà l’optimisation de la balistique. Justement, Gleick[3] précise que Shannon expose l’information comme étant un choix effectué parmi l’ensemble de tous les messages possibles, messages dont le sens n’est pas important. Ce qui compte, c’est la probabilité qu’un message soit choisi parmi l’ensemble de tous les messages possibles. Plus il y a de choix (donc d’incertitudes dans la sélection d’un message précis), plus il y a d’informations et plus il y a entropie. En ce qui concerne l’entropie, Weiner précise que :

 « we are immersed in a life in which the world as a whole obeys the second law of thermodynamics : confusion increases and order decreases.  » [4]

Même si ces chercheurs ont travaillé indépendamment, l’expression «théorie Shannon-Wiever de l’information»[5] se retrouve dans de nombreux textes.

En plus des notions d’entropie et d’information, Wiener précise que la rétroaction constitue la différence entre ce qui est voulu et ce qui est obtenu[6] ou « the property of being able to adjust future conduct by past performance. »[7] Par ailleurs, Wiener tire son inspiration des travaux de Leibniz, qu’il qualifie de « saint patron » de la cybernétique[8].

Céline Lafontaine offre une exploration en profondeur de l’impact de Weiner et de la théorie cybernétique sur divers penseurs des sciences humaines. En effet, cette professeure en sociologie a déposé une thèse doctorale[9] sur le sujet, ainsi qu’un livre[10]. Lafontaine précise que la cybernétique de Wiener se présente :

« comme une science dédiée à la recherche des lois générales de la communication et à leurs applications techniques, la cybernétique a donné lieu à un nombre incalculable de définitions, tantôt axées sur des concepts théoriques, tantôt tournées vers son pragmatisme technologique. L’absence de consensus se dégageant des Congrès internationaux de Namur s’explique, en partie, par le foisonnement des approches épistémologiques et des tendances idéologiques qui s’y ont côtoyées. La force d’attraction conceptuelle exercée par la nouvelle science était alors telle qu’elle a pu dépasser les plus rigides antagonismes politiques. Au paroxysme de la Guerre froide, des scientifiques des deux côtés du Rideau de fer ont partagé l’enthousiasme suscité par ses découvertes. Situation plus ou moins paradoxale lorsqu’on se souvient du contexte militaire au sein duquel est née la cybernétique. Il faut croire que le projet de fabriquer des machines intelligentes et d’organiser la société en fonction des principes de base de l’automation transcendait les clivages idéologiques… »[11]

Lafontaine[12] ajoute que l’entropie se situe au cœur de l’édifice théorique de la cybernétique et en constitue ni plus ni moins qu’une vérité métaphysique. Elle utilise cette citation de Philippe Breton pour l’expliquer :

« Tout système isolé tend vers un état de désordre maximal, ou vers la plus grande homogénéité possible, par le ralentissement puis l’arrêt des échanges en son sein. » [13]

Lafontaine poursuit en indiquant que :

« L’information est un principe physique quantifiable dont on peut mesurer l’efficacité dans un système donné. Le langage binaire permet, sur une base probabiliste, de réduire l’incertitude liée à la transmission d’un message. La nature de ce dernier n’a strictement pas d’importance. […] Reliée au second principe de la thermodynamique, l’information est un facteur d’ordre permettant le contrôle par quantification. On retrouve là les postulats de base de l’informtique. » [14]

Étroitement lié au concept d’information, la rétroaction :

« désigne le processus par lequel celle-ci est assimilée et utilisée afn d’orienter et contrôler l’action. Même si le principe de rétroaction n’est pas une découverte en soi – les Grecs le connaissaient –, Wiener va lui accorder une valeur toute particulière. […] La faculté d’orienter et de réguler ses actions d’après les buts visés et les informations reçues correspond en fait à la définition cybernétique de l’intelligence. C’est elle qui permet le rapprochement entre l’être et la machine. Possédant potentiellement les mêmes capacités d’apprentissage, les machines intelligentes participent au maintient de l’ordre social en assurant son autorégulation rétroactive. » [15]

Puis,

« Devenue un immense système de communication, [la société] n’existe qu’à travers les échanges informationnels entre ses membres. Constamment interrelié à son environnement social, le sujet est, dans cette logique, entièrement tourné vers l’extérieur. […] Discriminant majeur, le principe de rétroaction autorise Wiener à classer les machines intelligentes aux côtés de l’humain au sommet de la hyérarchie cybernétique. Cette valeur octroyée aux « machines intelligentes » prend tout son sens lorsqu’on la resitue dans le cadre du triomphalisme technoscientifique de l’après-guerre.  » [16]

Lafontaine poursuit son exploration du cybernétisme en répertoriant les intellectuels de renom qui ont directement participé aux travaux de Weiner. Un de ceux-ci est Bateson qui puise dans la rétroaction pour élaborer sa théorie de la métacommunication[17], qui mènera à l’école de Palo Alto. Lafontaine démontre comment ces chercheurs ont introduit les théories cybernétiques dans le programme général de santé mentale[18]. Lafontaine précise que la cybernétique a rapidement influencé des intellectuels d’outre-Atlantique :

« C’est par l’entremise du structuralisme qu’elle s’enracinera de manière durable dans la pensée européenne. Encore trop ignorée, cette influance du modèle informationnel sur la pensée française explique en partie la très grande popularité aux États-Unis des Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Deleuze et Derrida. » [19]

Depuis le structuralisme d’après guerre, Lafontaine note l’influence du systémisme sur les intellectuels des années 1970: « Ceci transparait clairement dans l’appellation « seconde cybernétique » par laquelle on désigne souvent les théories de l’auto-organisation.  »[20] Ainsi, Bertalanffy[21], Laszlo[22], Hayek[23], Parsons[24], pour ne citer qu’eux, récupèrent les principes cybernétiques au sien de leurs postulats. Après Parsons, Lafontaine note que Luhmanna été « le chef de file d’une sociologie proprement systémique »[25] et que le systémisme « reprend en les radicalisant les présupposés de la théorie des systèmes autopoïétiques. »[26]

La théorie cybernétique de Wiener représente donc une base conceptuelle sur laquelle repose les efforts de plusieurs chercheurs, dont Luhmann. En effet, les trois éléments cybernétiques, l’entropie, l’information et la rétroaction, enrichissent la théorie générale des systèmes sociaux de Luhmann en proposant une codification plus nuancée de la communication. La théorie cybernétique illustre clairement comment certaines communications dans un système social peuvent mener à l’émergence dans un système social.

[1] Norbert Wiener, Cybernetics; or, Control and communication in the animal and the machine, 2d ed. –, New York :, M.I.T. Press, 1961 , p. 11

[2] C.E. Shannon et W. Weaver, préc., note 120

[3] James Gleick, The information : a history, a theory, a flood, 1st, New York, Pantheon Books, 2011 , p. 219

[4] Norbert Wiener, The human use of human beings : cybernetics and society, London :, Free Association, 1989 , p. 36

[5] Céline Lafontaine, L’empire cybernétique : des machines à penser à la pensée machine : essai, Paris, Paris : Seuil, 2004 , p.36

[6] N. Wiener, préc., note 353, p. 6 « [feedback] It is enough to say here that when we desire a motion to follow a given pattern the difference between this pattern and the actually preformed motion is used as a new input to cause the part regulated to move in such a way as to bring its motion closer to that given pattern. »

[7] N. Wiener, préc., note 353, p. 33

[8] N. Wiener, préc., note 353, p. 12 « If I were to choose a patron saint for cybernetics out of the history of science, I should have to choose Leibniz. The philosophy of Leibniz centers about two closely related concepts – that of a universal symbolism and that of a calculus of reasonning. From these are descended the mathematical notation and symbolic logic of the present day. Now, just as the calculus of arithmetic lends itself to a mechanization processing through the abacus and the desk computing machine to the ultra-rapid computing machines of the present day, so the calculus ratiocinator of Leibniz contains the germs of the machina ratiocinatrix, the reasoning machine. Indeed, Leibniz himself, like his predecessor Pascal, was interested in the construction of computing machines in the mental. It is therefore not in the least surprising that the same intellectual impulse which has led to the development of mathematical logic has at the same time led to the ideal or actual mechanization of processes of thought. »

[9] Céline Lafontaine, Cybernétique et sciences humaines : aux origines d’une représentation informationnelle du sujet, Université de Montréal, 2001

[10] C. Lafontaine, préc., note 357

[11] Id. , p. 26-7

[12] Id. , p. 41

[13] Philippe Breton, L’Utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1995 , p. 32

[14] C. Lafontaine, préc., note 357, p. 45

[15] Id.  289, p. 46

[16] Id. , p. 47-8

[17] Id. , p. 78-80

[18] Id. , p. 86

[19] Id.

[20] Id. , p. 118-9

[21] Id. , p. 119-120

[22] Id. , p. 120-123

[23] Id. , p. 136-7 «  Brièvement, la théorie de Hayek peut se résumer à l’idée que la très grande complexité engendrée par la division du travail et des connaissances annule toute possibilité d’avoir une vision unifiée de la société et donc, par le fait même, de prétendre pouvoir l’orienter politiquement. D’autant plus que, pour Hayek, « l’esprit » n’est qu’une « adaptation à l’environnement naturel et social » qui ne peut, en aucun cas, transcender ses propres conditions de possibilité. » [citation de Hayek, Droit, législation et liberté, t. 1, Paris, PUF, 1980, p. 48]

[24] Id. , p. 132 « L’expression « structuro-fonctionnalisme » par laquelle on désigne généralement son approche ne doit pas masquer la primauté du système dans son modèle de l’action sociale. Le système d’action implique, chez lui, une structure organisationnelle qui permet l’actualisation des fonctions par lesquelles il se maintient et se et se reproduit. Les quatre principales fonctions qu’il identifie (adaptation, poursuite des buts, intégration, latence) confirment à elles seules l’importance qu’il accorde à la notion d’équilibre. À ces quatre fonctions correspondent quatre sous-systèmes (culturel, social, psychique, biologique). Dans l’optique cybernétique, Parsons considère que « le système d’action, comme tout système actif, qu’il soit vivant ou non, est le lieu d’une incessante circulation d’énergies et d’informations. » [citation de Guy Rocher, Talcott Parsons et la sociologie américaine, Paris PUF, p. 74] L’apport de chaque sous-système varie en termes d’énergie et  d’information d’après un principe hiérarchique de contrôle et de régulation. Ce dernier implique une échelle de contrôle allant du système culturel au système social, en passant par le psychisme, pour finalement inclure le système biologique, plus riche en énergie qu’en informations. »

[25] Id. , p. 134

[26] Id. , p. 135

Ce contenu a été mis à jour le 2017-12-12 à 15 h 48 min.