Lecture de Bouchard – «Collecte des données et approches critiques du droit: du trop peu au trop grand»

J’explore depuis un certain temps les thèmes de la jurilinguistique et, plus largement, la diffusion numérique du droit. J’ai regroupé ces billets sous les mots-clic « réseaux » ainsi que « dictionnaires« . Dans ce contexte, je songe de plus en plus au thème des méthodes quantitatives en droit, appliquées à des corpus documentaires numériques. Une chercheure chevronnée et amie m’a suggéré la lecture du texte suivant, et je vous propose ensuite mes notes de lecture (une sorte de sommaire personnel et intéressé).

BOUCHARD, V., «Collecte des données et approches critiques du droit: du trop peu au trop grand» dans AZZARIA, G. (dir.), Les cadres théoriques et le droit : actes de la 2e Journée d’étude sur la méthodologie et l’épistémologie juridiques, Cowansville, Québec, Éditions Y. Blais, 2013, p. 381-406

Globalement, Bouchard analyse puis critique certains systèmes de repérage des sources du droit, en proposant un début de critique qui prend racine dans le féminisme et l’approche critique du droit (de l’école réaliste américaine).

Dans son texte, Bouchard pose la question suivante: «comment pouvoir aspirer à la critique du droit sans une recherche critique ? Notre façon de faire mène presque inéluctablement à une herméneutique, déguisée ou avouée, des sources normatives du droit (p. 382).»

Puis,

«La collecte des données est un moment de la recherche dont l’importance et la portée sont oblitérées. Je profite de cette affirmation pour préciser qu’il ne s’agit pas ici de faire l’apologie tyrannique de l’empirisme juridique ou de la théorie ancrée (grounded theory). La diversité de l’information et la conscience de l’information ne privent pas de faire une recherche métaphysique ou herméneutique, etc. Chaque méthode a sa vertu; il s’agit cependant de prendre conscience de notre manière de colliger la matière première de nos recherches et de tenter de la désenclaver, si la nature de notre recherche le commande (p. 382)»

Bouchard identifie que sa problématique découle d’une certaine fermeture de la communauté juridique.

«En définitive, in semble que la communauté juridique ne souhaite pas embrasser, de manière utile ou structurée, les nouvelles sources d’information disponibles. La littérature scientifique relative à ces problématiques demeure généralement liée aux préoccupations des sciences archivistiques et s’est ainsi particulièrement concentrée sur les enjeux de la conservation de la documentation en ligne. Aux fins de ce texte, je m’intéresserai donc à ces initiatives d’archivage et aux réflexions auxquelles elles donnent lieu (p. 389).»

Conséquemment,

Bouchard cite, à l’occurence, «l’importance de l’autorité et qui se construit en partie sur une hiérarchie normative des sources (p. 389)» pour expliquer la réticence d’avour recours à des sources diffusées dans Intenret. La chercheure offre l’index suivant des propositions qui structurent son texte:

1. Les bases de données de nature encyclopédique sont un construit idéologique;
2. Les bases de données juridiques sont un construit idéologique et positiviste;
3. Les données disponibles sur Internet peuvent constituer une voie alternative: les élections iraniennes de 2009 et Michael Geist;
4. Internet est un «réservoir documentaire planétaire»* faisant face à l’oubli, quelques initiatives de préservation: Internet Archive et Kulturarw3 Project;
5. Internet est un trop grand réservoir documentaire, quelques initiatives de mémoire sélective: WAX;
6. Internet est un réservoir de documents liés, une considération qui nous ramène au début de la liste;
7. Conclusion: la Vatican et Foucault chirurgien.

(p. 384)
* citant: Aìda Chebbi, «Archivage du web: quelques leçons à retenir», (2007-2008) 39:2 Archives 19, 19.

Pour les deux premières propositions de son argumentaire, Bouchard offre une critique du répertoire de vedettes matières (qui est une traduction faite par nos collègues de l’Université Laval des Library of Congress Subject Headings) sur les facettes attribuées à deux documents précis. Elle y note l’absence de référence au cadre d’analyse critique ou féministe des études indexées dans l’attribution des facettes. Elle déplore ce construit social et idéologique qui limite l’accès à ces documents sur ce plan.

Dans sa troisième section, Bouchard propose que certains corpus découlant de systèmes nouveaux offrent des opportunités d’effectuer des études en droit. Elle offre deux exemples: les gazouillis échangés en anglais par la diaspora iranienne concernent les élections nationales en 2009; ainsi que le blogue de Michael Geist. Pour ce dernier exemple, elle se questionne sur l’apport des blogueurs juridiques dans la diffusion sociale du droit.

 

Bouchard propose son cadre d’analyse dans la quatrième proposition. Ainsi, la documentation numérique, comme les autres systèmes documentaires qui la précède, imposent de «circonscrire les limites du document» (p. 394) qui ne sont pas des «objets indépendants, finis et déterminés» (p. 394) malgré que l’on les considèrent souvent comme tels; «cela malgré la découverte de l’intertextualité!» (p. 394). L’exemple de la citation offre à Bouchard l’occasion de démontrer la dichotomie entre l’aspect finit d’un texte et sa composition en fragments d’autres textes.

«La documentation en ligne n’échappe pas totalement à ces réflexes. Il faut cependant constater, sans applaudir une révolution, que les possibilités du numérique marquent la documentation qu’il supporte de trois nouvelles caractéristiques, lesquelles ont une influence sur les possibilités de préservation et d’accès (voire d’étude): la connectivité, l’abolition des notions de temps et d’espace et l’interactivité*. La connectivité souligne l’intertextualité des discours. […] De la même manière, la nature virtuelle de la documentation en fait un objet volatile et flou. […] Enfin, l’interactivité de l’information masque la frontière entre les actes d’écrire et de lire.» (p. 394-5)

* Citant Chebbi.

Ainsi, l’existence des documents virtuels seraient menacés par leurs caractéristiques (p. 395). Les projetsInternet Archive et Kulturarw3 Project sont des initiatives qui tentent de renverser la donne d’un point de vue exhaustif. Bouchard relève, pour sa cinquième proposition, quelques cas de moissonnage de sites web sélectives.

Pour sa sixième proposition, Bouchard indique que «Internet crée ses propres données; c’est sa nature même» (p. 404)

«Cela démontre l’importance de comprendre la situation de l’information utilisée, non pas suivant les critères de temps, de forme, de lieu ou d’auteur auxquels nous nous référons habituellement, mais suivant leur situation dans l’entrelacement des données. Le chemin pour trouver en ligne s’avère ainsi recouvrir les mêmes dimensions que celles du chemin qui permet de trouver à partir des index des banques de données. Les deux construits nécessitent conscience et contrôle afin de mieux collecter les données pertinentes et d’en avoir une analyse plus sensée. (p. 405).»

En guise de conclusion et de septième proposition, Bouchard relate les portes closes des bibliothèques du Vatican et saute vers la surabondance du numérique.

«Comment faire ressortir de cette masse de données qui nous permettront d’enrichir la recherche en droit en la désenclavant du monopole des éditeurs traditionnels? Pour réponse, j’ai trois mots en tête: conscience, participation et méthode. Foucault, face à l’immensité de l’histoire, dit adopter l’oeil du chirurgien. Il choisit. Il choisit un point sur lequel il jette un regard clinique, il l’ouvre et le dénude, il le décortique jusqu’à l’essentiel * (p. 406) »

*Citant: Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF 1963, p. 123

Finalement,

Nous avons à opérer le même acte de diagnostic pour l’information en ligne. D’abord accéder à la conscience de cette information. Ensuite, participer à sa collecte afin que nos préoccupations soient prises en compte. Enfin, développer, morceau par morceau, une méthode du spécifique dans le trop grand pour nous permettre de le démystifier et de bénéficier de son essentiel (p. 406).

Bouchard offre, en annexe de son texte, une «liste non exhaustive des sites d’accès à des archives en ligne (nées numériques ou mises en ligne) (p. 407-9)»

Ce contenu a été mis à jour le 2016-09-22 à 10 h 44 min.