La firme et le marché, à travers le miroir

Connaissez-vous Ronald Coase ? Il s’agit d’un économiste de « l’École de Chicago » qui a reçu le prix de la Banque de Suède en 1991, aussi connu comme le prix Nobel d’économie pour ses travaux analysant les dynamiques des marchés. Comprendre Coase fut pour moi l’occasion d’approfondir mon appréciation pour les revendications de certains groupes dans les secteurs artistiques, culturels, créatifs et de la communication gouvernés par le droit d’auteur.

Dans un article daté de 1937, Coase explore la question des coûts de transactions pour déterminer comment les agents économiques choisissent d’organiser les échange de biens ou services. Si les coûts de transaction sont élevés, les agents économiques opterons d’organiser leurs activités à l’intérieur d’une firme. Si les coûts de transactions sont bas, c’est le marché qui prime.

À cette théorie des coûts de transaction, Coase ajoute une dimension en 1960 : les coûts d’information, surtout en ce qui concerne les droits de propriété. Plus il est difficile de déterminer et de mobiliser un droit de propriété, plus les externalités sont grandes et les risques sévères. Inversement, un droit évident réduit le bruit.

Si j’ose dire, ces deux dynamiques sont les forces élémentaires du système économique néolibéral : réduire les coûts de transactions tout en éliminant les coûts d’information pour tendre vers un marché fluide. Il s’agit aussi de ce qui rend les plateformes numériques aussi attrayantes…

J’ai découvert les travaux de Coase grâce aux écrits de Yochai Benkler, qui a exploré le modèle Coasien dans ses textes sur les logiciels libres. Benkler travaille, entre autre, sur «l’économie en réseau » du point de vue juridique (ou le network economics pour celles et ceux en France), qu’il applique à divers domaines dont la collaboration industrielle et l’univers médiatique.

Bref, l’organisation industrielle dans cette veine se résume à analyser deux éléments structurant : les marchés et les firmes. Les outils analytiques coasiens reposent sur les coûts de transaction et d’information. Cette simplification honteuse mais à tout le moins efficiente permet de poser le rôle de la transformation numérique dans les dynamiques inhérentes.

Vous allez dire que le titre de ce billet est un clin d’oeil à Lewis Carroll et à sa suite d’Alice au pays des merveilles. Mais non, il s’agit d’une référence au livre de David Gelernter intitulé Mirror Worlds: or the Day Software Puts the Universe in a Shoebox…How It Will Happen and What It Will Mean. J’ai brièvement parcouru ce livre lors de mes travaux doctoraux mais cette idée d’image miroir du numérique m’a marqué. À l’époque, je n’étais pas au fait des propos anticonformistes de Gelernter.

À l’image miroir du numérique de Gelernter, il faut ajouter un autre élément économique : le zéro. Sur ce point, je remercie Charles Seife pour sa biographie absolument fascinante de ce concept, surtout l’aspect absolument tardif de son introduction dans la société occidentale. D’ailleurs, saviez-vous qu’au milieu du 17e siècle, l’État français employait encore les chiffres romains dans l’administration de ses deniers ? Blaise Pascal a même développé une machine pour transcrire en devise à l’époque (combien de sols dans une livre ou une toise) afin d’en faciliter la transcription en chiffres romains, selon la biographie d’André Le Gall.

Le numérique introduit une image miroir de notre univers, dont la particularité très contemporaine serait de faire fondre les coûts (information/transaction), quitte à les faire tendre vers zéro. Pour une analyse des répercussions de cette réalité économique en droit de la compétition, je vous recommande fortement le livre de Joëlle Toledano, Gafa : reprenons le pouvoir! . Voir aussi Surveillance capitalism de Shoshana Zuboff sur l’échange faustien entre les plateformes et nous, dans l’échange de nos renseignements personnels pour ces services « gratuits » (sic).

Le miroir, ou prisme, numérique permet de transcrire les théories de Coase à la lumière du « zéro » coût. Que deviennent donc les firmes et les marchés? Ma réponse est simple: des communs (ou communautés) et des algorithmes (ou dans le langage populaire, des intelligences artificielles). Ce qui donne le tableau suivant : Transcription des théories Coasiennes au miroir numérique

Coûts non nuls «n»Coûts qui tendent vers «0»
MarchésCommuns, communautés basées sur les licences libres
FirmesAlgorithmes, intelligences artificielles

L’intérêt de cette approche repose sur la cohérence théorique entre diverses approches théories complémentaires liés aux communs et aux algorithmes.

Débutons par les communs. Les approches théoriques d’Élinor Ostrom quant aux communs de la connaissance deviennent un objet s’insérant dans les perspectives de Coase, surtout si l’on réconcilie le mouvement global vers le libre accès aux données et articles savants. Dans ce modèle, les Universités sont des firmes, certaines, mais leur rôle serait de permettre d’externaliser les coûts de production dans l’élaboration d’un savoir ou, plus globalement, de l’innovation, afin que puissent émerger des transactions à coût nul pour soutenir des communs de la connaissance.

Les algorithmes, quant à eux, sont des entités à saveur monolithiques qui produisent un résultat non évident et parfois pertinent. À ce sujet, il faut se plonger dans les idées d’Alan Turing et de sa « machine à papier » – une sorte d’entité répliquant la pensée. Comme porte d’entrée, je vous suggère fortement ce merveilleux texte, accessible et ludique, de Giuseppe Longo (une version en libre accès est diffusée dans l’indispensable dépôt HAL). Succinctement, un machine à Turing nécessite d’un corpus, d’un algorithme, de paramètres pour les variables de l’algorithme et d’instructions pour se propager. Il s’agit du meilleur exemple d’une firme qui a passé l’autre côté du miroir numérique.

Dans les deux cas, il semble y avoir une passage obligé par le plateforme: ce lieu symbolique, stratégique et structurant qui permet de certifier des interactions entre agents/acteurs et objets dans un environnement donné. Cette certification mène à l’émergence de nouveaux flux d’information, de valeur et de pouvoir. Ces trois éléments sont, en fait, la même chose, mais exprimés selon des termes issus de disciplines distinctes, soit, respectivement, la bibliothéconomie, l’économie et la sociologie. Personnellement, j’ai choisis d’étudier les sciences juridiques comme perspective théorique car ces trois domaines tissent de fortes racines dans la science ancienne du droit. Elles sont, en quelque sorte, des dérivés plus contemporaines.

L’intérêt d’une approche juridique, ainsi que l’exploration des théories Coasiennes est double: réfléchir aux théories socioéconomique existantes pour les confronter aux réalités contemporaines – soit faire du neuf avec du vieux  ; puis harmoniser ou faire converger des théories qui existent dans des parallèles intellectuels similaires mais distincts. Vive les humanités, vive le numérique !

Ce contenu a été mis à jour le 2021-11-22 à 11 h 40 min.